mercredi 4 mai 2016

« […] nous devons nous affranchir du joug de la corruption ambiante», dixit Gérard Guèdègbé, Président de l’Icléaf

A l’occasion de la Journée internationale 2016 de la liberté de la presse  


La célébration, ce mardi 3 mai 2016, de la Journée internationale de la liberté de presse a conduit la Rédaction de votre Journal à rencontrer M. Gérard Guèdègbé, journaliste de profession, journaliste d’investigation, Président du Réseau des journalistes et communicateurs en éducation (Rjce) et, tout nouvellement, Président de l’Initiative pour la communication et la liberté d’expression en Afrique (Icléaf). L’entretien que cette personnalité a bien voulu nous accorder a permis d’aborder avec elle diverses questions liées au fonctionnement de la presse béninoise, ce qui lui a donné l’occasion de toucher du doigt des plaies béantes fragilisant le secteur. Au-delà des défis qu’il propose pour cette presse, il nous éclaire sur l’Icléaf, née depuis peu de temps … 

Gérard Guèdègbé, Président de l'Icléaf
Le Mutateur : Bonjour M. Gérard Guèdègbé. Vous êtes le Président de l’Initiative pour la communication et la liberté d’expression en Afrique (Icléaf). Quelles analyses vous suggèrent la 78ème place du Bénin, au plan mondial, et son 10ème rang, en Afrique, dans le classement 2016 de ’’Reporters sans frontières’’ (Rsf) ?

Gérard Guèdègbé : Merci beaucoup. Il faut dire que le classement de ’’Reporters sans frontières’’ reste un baromètre important pour essayer d’évaluer les progrès que font les nations dans l’environnement de la pratique du journalisme. Donc, il faut un environnement qui soit, au niveau sécuritaire, bien intéressant et, aussi, au niveau juridique, il faut qu’il y ait une situation qui permette aux journalistes d’améliorer leurs performances et leur travail sur le terrain.
Par rapport au Bénin, je veux dire que nous sommes passés de la 84ème place, il y a un an, à la 78ème, ce qui veut dire qu’il y a quand même un bond de 6 places. Nous avons gagné 6 places, ce qui est intéressant ! Seulement, il faut se demander si les 6 places gagnées reflètent la réalité de la pratique du journalisme chez nous. Je suis tenté de dire que ce qu’on a fait pour perdre ces places, on ne les a pas totalement abandonnés. Donc, je ne dirai pas que ces 6 places sont gagnées gratuitement ; je pense que le défi est là, il est entier.
Si je dois faire une analyse, je peux dire que si nous utilisons comme référence cet indice de classement des pays qui favorisent la liberté de la presse, l’environnement s’est sensiblement amélioré et que nous aspirons à plus. Seulement, est-ce qu’il suffit d’améliorer l’environnement de la pratique du journalisme pour prétendre que nous avons un journalisme de qualité ? Je pense que la question reste entière, parce que l’environnement seul ne saurait compter pour l’essentiel dans l’appréciation que nous faisons de la liberté d’expression. En effet, la liberté d’expression, c’est aussi le contenu, la forme et la manière dont l’information est collectée, traitée et diffusée. Le défi est plus entier qu’on  pourrait penser qu’il est relevé ; nous avons encore du chemin.



Selon vous, qu’est-ce qui justifie, ces dernières années, la présence du Bénin dans les profondeurs du classement de ’’Reporters sans frontières’’ ?

Il faut dire que le classement de ’’Reporters sans frontières’’ évalue beaucoup plus les conditions dans lesquelles les journalistes exercent leur liberté. Donc, il se préoccupe de savoir si les journalistes sont libres de dire ce qu’ils pensent. Au Bénin, la réalité, c’est oui. Ensuite, il cherche à savoir si nous avons des journalistes en prison. On a eu quelques situations déplorables ici et là. Troisièmement, il vérifie s’il y a eu un musèlement de la presse par diverses manières, la censure et l’autocensure. Je pense que ces choses ont existé ces dernières années. C’est cela qui explique le fait que ’’Reporters sans frontières’’ ait pensé que nous ne sommes pas libres pour exercer notre métier. Mais, à considérer cela et s’en contenter ou en déplorer les effets, c’est vraiment une manière très courte de voir les choses ; il faut aller au-delà de pourquoi nous avons dégringolé. Nous avons dégringolé parce que nous avons un pouvoir qui est venu en 2006 et qui a compris abondamment l’importance d’utiliser la communication pour pouvoir montrer, pour faire voir ce qu’il était en train de faire, de ce qu’il voulait que les Béninois voient, il y a eu plus une grande emprise, plus une sorte d’escalade dans la communication propagandiste qu’il y ait eu de l’information véritable. L’information, c’était quoi, à cette époque ? C’étaient des faits maquillés et exagérés. Donc, il y a eu une forme très caricaturale, il y a eu de la caricature qui s’est beaucoup plus investie dans la communication, ce qui a fait que nous avons eu des médias qui sont presque devenus des perroquets et qui avaient perdu tout sens de discernement, tout sens de traitement, tout sens de respect de l’équité que l’on demande, autant de choses qui sont les piliers du journalisme. Ce respect de l’équité, ce respect de la voix divergente exprimée, tout cela est parti et, on s’est demandé si nous étions dans un monolithisme. Cela a contribué à faire dégringoler le Bénin. Il y a eu aussi des journalistes qui ont été inquiétés parce qu’ils voulaient justement porter cette voie discordante face au pouvoir en place. Tout cela a contribué à dégrader notre classement au niveau de ’’Reporters sans frontières’’.
Mais, j’insiste sur le fait que ce n’était pas suffisant ; il y a eu aussi une dégradation très très dangereuse, je veux dire vertigineuse, de la qualité du journalisme, ces dernières années. Je ne suis pas en train de dire que l’époque dans laquelle j’ai vécu soit meilleure à celle dont je parle, il y a des gens valeureux et disponibles qui font le travail ; il faut constater avec courage qu’il y a eu un déclin vraiment inquiétant dans la qualité des productions médiatiques qui sont faites, ce qui appelle réellement un problème : comment on entre dans la profession ? Qui sont censés exercer ce métier ? Et, comment ils le font ? Il y a eu des structures de base, au niveau des rédactions respectives, qui ont été complètement érodées, comme, par exemple, la conférence de rédaction, qui constitue un moment unique de formation et d’auto-formation des journalistes en fonction, et qui ont une certaine expérience et, aussi, beaucoup plus des jeunes journalistes.
Cette institution que je trouve capitale au sein d’une rédaction a disparu avec le temps, parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus de programmes, on attend juste les communications pour écrire et, c’est cela qui meuble le contenu des journaux. Donc, si on veut dire que nous avons dégringolé, oui, cela est vrai, mais il ne faut pas seulement voir au niveau de l’environnement ; nous avons dégringolé dans l’environnement parce que nous avons eu un pouvoir qui avait vraiment soif de faire de la communication pour de la communication, qui ne voulait pas accepter la voix discordante. Mais, aussi, on a dégringolé parce que la qualité de la production a totalement baissé, vu que ceux qui sont les acteurs chargés d’animer cette presse manquent de capacités et, il n’est pas exagéré de le dire.



A l’heure actuelle, le Bénin dispose d’un nouveau Code de l’information et de la communication. Comment cet instrument peut-il aider à améliorer les choses ?

On a vu l’avènement de ce nouveau Code, même s’il y a quelques critiques sur le fait qu’il ne réponde pas à la totalité des attentes des professionnels des médias, aux défis qui sont les leurs, pour les prochaines années. Mais, il a le mérite de rassembler en une seule loi l’arsenal juridique, l’arsenal réglementaire qui gouverne la profession de la presse et de la communication, chez nous. C’est important ! C’est pour cela que je suis plutôt en train de saluer son avènement, parce qu’aujourd’hui, il n’est pas seulement le Code des journalistes ; il permet aussi au citoyen moyen de disposer des outils pour avoir accès à l’information publique dont il a besoin pour exercer son droit de réponse, notamment. Mais, vous savez que, chez nous, les lois n’ont jamais été un problème, nous avons les meilleures dispositions légales. Le problème, c’est qui est-ce qui se porte garant pour dire : « Contre mes intérêts, malgré mes amitiés, malgré mes affinités, je veux quand même mettre ce Code en œuvre … » ? Je pense que tout le problème est là : on est dans la pauvreté, on est dans le désordre, on entretient cette situation où personne ne respecte la loi et, tant que cela peut nous permettre de vivre, on fait avec. Le Code n’en sera vraiment un que lorsque les personnes adéquates auront décidé d’appliquer la loi. Et, on va essayer de faire en sorte qu’il y ait aussi du sérieux dans la presse, puisque c’est nous qui sommes ceux qui demandent aux autres ce qu’ils doivent faire. Le Code a balisé le terrain ; on verra ce que cela va être, dans le concret. Mais, tout au moins, il nous permet de savoir avec précision, par définition, qui est-ce qu’on peut appeler un journaliste et celui qu’on peut appeler, excusez-moi, un racoleur.


Quels sont les défis qui attendent le Bénin, en particulier, et les pays africains, en général, pour un positionnement confortable dans le classement Rsf, dans les prochaines années ?

Si vous le permettez, pour répondre à cette question, je ne vais pas me focaliser sur le classement Rsf. Les défis qui attendent l’Afrique et, le Bénin, en particulier, c’est d’abord celui de la qualité de la production ; nous devons repartir à l’école. Au Kenya, aujourd’hui, les journalistes qui sont en exercice et qui ont été formés sur le tas ont été retournés à l’université ; on a créé un programme spécial et ils y sont repartis. Que vous soyez un journaliste de langue nationale ou un journaliste de n’importe quel niveau intellectuel, tant que vous n’avez pas le minimum, on vous renvoie à l’université ; on a ainsi instauré le défi de la qualité.  
Et, il faut aussi relever le défi de l’assainissement du milieu de la presse, pour qu’il n’y ait pas seulement tout le monde. Je crois que la liberté d’expression est quelque chose dont on ne doit pas être avare, ce qui veut dire que tout le monde a la capacité de s’exprimer ; les technologies de l’information et de la communication, aujourd’hui, favorisent beaucoup plus cette liberté d’expression, donnée à tout le monde d’être producteur d’une information, d’être témoin d’un fait, de le rapporter à des milliers de gens. Le métier de journaliste qui ajoute à cette collecte brute de l’information le traitement et la diffusion, il faudra vraiment qu’on forme les gens pour cela.
Le troisième défi que je vois, c’est l’amélioration des conditions de vie et de travail des journalistes, parce qu’ils vivent dans une précarité qui les pousse dans les bras de la corruption de survie. Si on parle de la corruption dans le milieu de la presse, à part les gros bonnets qui prennent des sommes énormes, ou bien qui se font gaver d’opportunités juteuses pour pouvoir étouffer une affaire, la corruption que nous avons sur la place publique ici est une corruption de survie. Je voudrais qu’on puisse permettre aux journalistes d’avoir quand même cette capacité-là de bien profiter de leur profession, d’être des gens qui soient capables de vivre de la profession, en tant qu’hommes de média, que cela puisse renforcer en eux la motivation et ce qu’on appelle la vocation. Aujourd’hui, je vous assure, il n’y a pas beaucoup de gens qui ont la vocation d’être journalistes.
C’est vrai que le journalisme est un métier noble, il est esthétique ; quand on est journaliste, on est sous les feux de la rampe. Mais, beaucoup y sont juste parce qu’il faut essayer de trouver des moyens de survie. Je voudrais qu’on puisse s’attaquer réellement à cela ; les conditions de vie des journalistes doivent être un élément important. En disant cela, il faut aussi trouver les moyens aux entreprises de presse de payer les journalistes. C’est là où je pense qu’il faut une refonte totale de notre modèle économique qui est essentiellement basé sur la publicité, c’est-à-dire que c’est celui qui apporte l’argent ou qui a la possibilité d’acheter un espace qui a droit à l’information. Du coup, l’information servie au public n’est plus tout au moins ce qu’il attend, mais, plutôt, celui qui donne l’information est redevable de la source parce que c’est elle qui l’a payée. Là, on est en train de se tromper, on n’est pas en train de faire le travail qu’on devrait, et qui est d’informer, contre vents et marées.



En parlant de l’amélioration des conditions de vie des journalistes, il faut alors beaucoup s’en prendre aux patrons de presse …

J’avoue que les patrons de presse ne sont pas, pour moi, une cible importante, parce qu’ils vivent dans un environnement régi par un modèle économique qui les arrange ; le modèle économique dans lequel nous sommes reste que si un politicien peut appeler un patron de presse à 15h pour lui proposer d’acheter sa manchette du lendemain à 150 mille francs, lui, il ne regarde pas l’intérêt du public mais, plutôt, celui du politicien, de celui qui lui achète cet espace, parce que c’est ce ’’client’’ qui lui permettra de sortir le journal, le lendemain. Et, c’est là le drame ! Vous savez qu’on ne peut pas sortir le journal sur la base d’une incantation ; on fera le journal parce qu’on peut payer l’imprimerie, le papier, l’encre et quelques déplacements pour les journalistes qui sont là, ce qui veut dire que le modèle économique basé sur le facteur dénommé « Qui apporte l’argent peut acheter l’espace » ne peut que prospérer, dans un environnement de ce genre. Il va falloir s’asseoir pour penser à un modèle économique plus viable, et qui sorte le journaliste des griffes du politicien, des griffes de ceux qui peuvent payer et avoir l’espace, parce que ce que nous faisons est de refuser à la grande masse d’avoir accès à une information crédible ; nous servons ce que nous voulons à la population, et celle-ci s’en gave. Pour moi, c’est le grand drame du 21ème siècle, en parlant de l’évolution médiatique ; nous sommes passés dans l’art de la communication et, l’information n’est plus un élément. Donc, il faut peut-être créer un système qui fait que les patrons de presse ne puissent plus agir comme ils le font, puisque si l’on doit s’attaquer à eux, ils vont décider de fermer leur entreprise, ce qui, dans ce cas, rétrécit la liberté d’expression. En effet, chaque patron de presse compte pour une voix ; même si elle en est une en plus et qu’elle n’est pas nécessairement discordante, chaque fois qu’on ferme un média radio, télé ou presse écrite, on être triste. Donc, la question est : quel est le modèle que nous avons ?
Moi, je propose un modèle collaboratif, ce que je vais développer plus amplement à une autre occasion. Mais, en bref, ce modèle fait que les journaux, les télévisons et les radios, en Afrique, ne peuvent plus vivre en vase clos ; ils sont obligés de créer un modèle collaboratif qui associe leur travail, comme cela est en vigueur dans les mairies, pour faire des jumelages. Ainsi, votre journal peut se mettre en contact ou en partenariat avec, par exemple, le quotidien ’’Le Monde’’, pour réaliser 2 ou 3 enquêtes par an. Celles-ci peuvent être co-financées par ce journal français et par d’autres structures. Et, par là, d’abord, le nom de votre journal prend de l’importance, de la notoriété. Ensuite, il gagne des ressources. Je sais bien comment ce genre de choses marche. Il y a peut-être une institution en Europe qui veut financer ’’Le Monde’’ pour ses enquêtes et, au même moment, vous aussi, vous entrez dans le système, vous posez vos conditions et cela devient une situation dans laquelle vous pourrez engranger quelques ressources.
Donc, le modèle collaboratif peut marcher, de même que le régime classique que nous avons, lorsque nous avons une régie publicitaire favorable. Aujourd’hui, la publicité, c’est à la tête du client. Mais, pour celui qui n’a pas des accointances et qui fait du bon travail, qui a une bonne circulation en termes du nombre d’exemplaires vendus, on ne lui donne rien ; je pense que c’est une insulte.  Il faut corriger cela par la loi et, cela est possible. 



Est-ce que le public qui est victime des dysfonctionnements de la presse n’en est pas aussi pour quelque chose dans ce qui lui arrive ? La population n’achète pas les journaux, elle n’aime pas lire …Au niveau des kiosques, les gens préfèrent feuilleter les journaux et les rendre, la population n’aime pas dépenser de l’argent pour avoir l’information, ce qui entraîne la faillite des journaux et leur recours, pour fonctionner, aux puissances financières et politiques, qui contrôlent l’information …

Vous êtes en train de présenter une situation et, je constate votre ironie. Je sais que vous êtes conscient du fait que la population n’a aucune emprise sur la presse et que ce n’est pas à elle de réclamer aux journalistes ce qu’ils doivent faire. Vous savez, il y a quelque chose qu’il faut éviter de penser : que ce que vous êtes censé faire, que ce dont vous êtes investi par une mission, que quelqu’un vous le réclame avant que vous ne le fassiez, je suis désolé, c’est impossible ! Que la personne qui a intérêt que vous le fassiez puisse vous le réclamer plutôt. Un enfant, un écolier n’a pas besoin de réclamer à son enseignant de venir en classe, un apprenant n’a pas besoin de réclamer à son enseignant de venir en classe en bonne santé, bien souriant ; on n’a pas besoin de dire aux journalistes ce qu’ils doivent faire. Ce qui se fait, c’est une trahison ! Une trahison de la mission du journaliste, aujourd’hui ! Je le dis et, ce n’est pas que j’en excuse les journalistes, mais, je les comprends ; nous sommes dans un modèle économique qui ne leur permet pas de faire autrement ; les intrants qui entrent dans la fabrication d’un journal ne sont pas encore gratuits, à ce que je sache, il n’y a pas un guichet gratuit auquel il faut s’adresser pour avoir du papier, de l’encre, des enregistreurs, des frais de déplacement pour les journalistes.
Donc, je ne suis pas d’accord que les populations méritent cela, parce qu’elles ont le droit à l’information et, celui qui est investi pour le leur garantir existe et, c’est le journaliste. S’il ne fait pas son travail, ce n’est pas la faute de la population. On peut suggérer un état de veille, au niveau de cette population et, là, je serais d’accord avec vous, mais, qu’on dise que ma pauvre maman qui ne comprend rien, qu’on puisse lui dire : « Mais, écoute : telle information, ce n’est pas de cela dont tu as besoin, c’est plutôt de savoir si, autour de toi, il y a une épidémie de choléra qui s’est déclenchée pour que tu puisses te préserver … ». C’est cela l’information !
Aujourd’hui, nous avons infecté aussi les radios de proximité et, c’est cela qui me fait mal ! Elles sont infectées de la politique, c’est cela qui fait que le matin, elles doivent parler de politique. Non ! La radio de proximité qui fonctionne parle d’élevage, de l’agriculture familiale, de santé familiale, de la cohésion au niveau du village, …
Pour me résumer, les populations ne méritent pas ce que les journalistes leur font subir.



Si vous le permettez, nous allons en revenir à l’institution que vous dirigez : l’Initiative pour la communication et la liberté d’expression en Afrique (Icléaf). Comment est-elle née ? Quelle vision et quelles missions se donne-t-elle ?

L’Icléaf est une Initiative, ce qui est très important ; pour nous, c’est une initiative, c’est un engagement, nous sommes en marche, c’est une envie de se mettre ensemble avec ceux qui sont des professionnels des médias et de la communication en Afrique, pour entrer dans une dynamique qui sauvegarde juste ce que je viens de dénoncer. Cela veut dire qu’il faut permettre au plus grand nombre d’avoir accès à une information juste et équitable. Aujourd’hui, l’agenda médiatique n’est pas imposé par les journalistes, or, c’est ce que cela devrait être ; il est imposé par la source qui peut payer et le journaliste ne devient qu’un relais de cette information et, pour moi, c’est vraiment ne pas permettre aux gens de jouir de leur liberté d’expression. Jouir de sa liberté d’expression, c’est aussi avoir la capacité d’avoir accès à la plateforme qui permet de porter votre voix à un niveau plus élevé ; je peux dire que le plus grand nombre n’a pas sa voix portée.
Lorsque vous voyez peut-être un leader syndical qui parle, dans son propre camp, il y a des gens qui ne sont pas d’accord. Pourquoi ne donne-t-on pas aussi la parole à ceux-là ? Nous avons des représentants qui parlent au nom de milliers de populations ; il y en dans la société civile, il y en a partout. Vous me direz que tout le monde ne peut pas parler au même moment. Mais, il faut essayer de leur donner aussi la parole et, c’est ce que nous voulons faire : donner la parole aux plus faibles et leur permettre aussi de disposer d’une information qui les aide à modeler leur vie en conséquence. Quand nous savons désormais qu’on attrape le lassa parce qu’on ne se lave pas assez les mains, cela est plus important que lorsqu’on me dit que le Président béninois est allé faire trois jours à Paris ; on n’est pas autant intéressé par cette seconde information que par celle qui consiste à préserver sa santé en se lavant les mains. Mais, il se trouve que les médias, en imposant cette information concernant le Président, changent la perception des populations et, celles-ci oublient l’essentiel qui doit assurer leur survie.
Je pense que c’est le combat que nous voulons faire, pour résumer : permettre au plus grand nombre d’avoir accès à l’information et, surtout, aussi, les impliquer dans le processus de changement par les institutions, par les perceptions qu’ils ont ; nous n’avons pas besoin de chasser quelqu’un parce que la personne a une voix discordante de moi, mais je lui permettrai de dire ce qu’elle pense, pour qu’on ait une société où la parole est libre et qu’elle est accessible à tous ; c’est cela mon souci. Aujourd’hui, on a l’impression que la parole est libre, mais qu’elle est seulement accessible à certains et, cela, on ne doit pas l’accepter. J’ai toujours dit que le fait de chercher à toujours tendre le micro à un ministre, dans toutes les manifestations, est une aberration ; allez écouter l’histoire marquante d’une certaine petite fille, faites un élément social percutant et, le passage du ministre ne sera qu’une brève. Cela, on peut encore le faire, au Bénin mais, à condition qu’on puisse former les journalistes.



De quels moyens disposez-vous pour mener ce combat consistant à donner la parole au plus grand nombre ?

Je dois dire que je n’ai pas eu le temps de parler de qui nous sommes. Nous sommes un groupe d’acteurs des médias et de la communication, de par l’Afrique ; nous avons des collègues qui sont dans la plupart des pays que nous connaissons, que nous avons eu le temps de visiter et qui disent : « Nous, on veut travailler … ». Maintenant, qu’est-ce que nous en faisons ? Je pense que c’est aussi un défi : qu’est-ce que nous faisons de l’Icléaf qui vient de naître ? C’est vraiment créer un outil qui permet au plus petit marchand de tomates de pouvoir dire : « Oui, j’ai le droit de le dire, oui, j’ai le droit de me prononcer sur cette question … ». Et, il ou elle se prononce effectivement sur la question.
C’est un mouvement qui va prendre les gens par la base pour que, désormais, nous puissions nous respecter et penser que celui ou celle-là qui est handicapé(e) ou qui a quelques problèmes physiques, n’a pas moins besoin de l’information que moi, ce qui veut dire que nous sommes tous dans le même bateau, peu importe les gens.
Il y a aussi un autre sujet : la discrimination ; il y a des gens qui sont discriminés dans les administrations, juste parce qu’ils sont des handicapés visuels ou moteurs, d’une manière ou d’une autre. Il y a un réel problème ; l’Icléaf se donne comme moyens de travailler à la formation des journalistes, de renforcer la communication au niveau des communautés et, surtout, de faire des études, pour donner une idée plus réaliste de la situation et se faire entourer de compétences pour produire des résultats adéquats.



Dans combien de pays d’Afrique travaille l’Icléaf ?

Nous avons des amis confrères dans tous les pays que nous avons eu la chance de traverser ; on peut dire qu’on est quand même dans une bonne fourchette de pays et, l’idée n’est pas d’en compter le nombre, mais de dire, par exemple : « On a, au Cap-Vert, une seule personne … ». Mais, quand elle, elle vient, il faut qu’elle soit vraiment le Cap-Vert, il faut qu’elle parle de son pays de telle sorte à nous inciter à y aller pour nous saisir de la résolution d’une urgence.



Quels sont les projets les plus immédiats de l’Icléaf ?

Nos projets, c’est d’abord de nous faire connaître des populations, de nous lancer dans la masse et, aussi, de commencer immédiatement par de petites activités que nous pouvons faire, pour montrer un peu notre présence et expliquer à la masse ce que nous voulons faire ; nous souhaitons que les gens retiennent ce que nous voulons faire et, il faut que chaque citoyen se retrouve dans un environnement protégé où il a accès à l’information, à la communication, aux sources publiques d’information, et qu’il puisse les utiliser pour s’informer. Vous n’avez pas idée : le chagrin tue un peu plus que ne peut le faire un objet physique, c’est-à-dire que le fait que vous soyez là et que vous vous sentiez frustré peut vous faire facilement basculer dans l’autre camp.
Donc, nous allons faire de la formation, nous allons faire des recherches, nous allons beaucoup travailler avec les journalistes sur le terrain, et nous allons aussi essayer de travailler avec les pouvoirs publics pour un renforcement, pour une amélioration du corpus législatif qui nous régit, au Bénin et, partout en Afrique. Dans certains pays du continent, si les gens ont peut-être besoin de certaines actions pour aider à faire voter une loi ou un code sur l’information, nous sommes là pour les accompagner, dans n’importe quelle région.



Aujourd’hui, nous sommes le 3 mai, la Journée internationale de la liberté de presse. Quel message avez-vous à lancer à toute la communauté des journalistes béninois et africains ?

Je voudrais dire que notre métier est noble ; il faut l’exercer avec beaucoup de courage et d’abnégation. Ce qui est important et utile, aujourd’hui, ce n’est pas le titre de journaliste, mais le fait que votre production puisse porter votre nom ; lorsque vous dites que vous êtes journaliste et qu’on vous lit, qu’on vous écoute, il ne faut pas qu’on ait l’impression que vous avez improvisé, la veille. Il faut vraiment montrer à la population ce sens de noblesse qu’il y avait dans la profession et qui est en train de disparaître, puisque beaucoup travailler n’est plus une vertu ; en tant que journalistes, nous devons avoir la possibilité de nous affranchir du joug de la corruption ambiante, du joug du fait que quelqu’un vous paie cinq mille francs et qu’il attende que vous lui fassiez un bon article et que, le lendemain, vous-même vous vous empressiez de lui dire : « L’article est déjà prêt, j’ai une copie pour vous … ». Il faut que nous puissions sortir de cela ; ce sont des choses qui vont davantage vous décrédibiliser aux yeux du consommateur de l’information que nous produisons. Nous devons inspirer respect par nos actes et non par le titre que nous portons.


Propos recueillis par Marcel Kpogodo     

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