dimanche 6 décembre 2009

Handifestival

Ousmane Thiendhella Fall



"Handifestival", Coup de coeur du Jury du Concours HARUBUNTU 2008






Pour que le handicap ne soit plus une fatalité






"Handifestival" est une manifestation culturelle initiée depuis 2007, et dont l'un des promoteurs est Ousmane Thiendella Fall. Avec d'autres personnes qui pilotent avec lui ce projet, ce professeur de philosophie de formation ambitionne de changer la perception qu'a la société sénégalaise des personnes handicapées. Par le biais de cet entretien qu'il a bien voulu nous accorder, Ousmane Thiendella Fall nous parle, entre autres, de ce Festival qui constitue la cheville ouvrière de la vision qu'il partage avec ses homologues, à l'origine, avec lui, de cette manifestation.








Journal Le Mutateur: Qu'est-ce qui a déterminé l'implication du philosophe de formation, que vous êtes, dans l'initiative ''Handifestival''?






Je suis, tout d'abord, une personne en situation de handicap. Pour parler comme Aristote, ma quiddité d'homme est inséparable de mon handicap. En plus, comme le dit Hegel, "nul ne peut sauter au-dessus de son époque"; le philosophe ne peut pas ne pas réfléchir sur son monde et sur lui-même. Je vis la situation de handicap, elle est forcément dans mon champ de réflexion. C'est avec cela que j'essaie de me penser et de comprendre le monde, c'est avec cela que je me mets en perspective pour me conquérir et conquérir ma société.
Je suis aussi impliqué dans ce Festival, pour rappeler aux grands philosophes de l'Antiquité, comme Platon ou Aristote, et à ceux du Siècle des Lumières, comme Rousseau, que la personne en situation de handicap peut incarner, autant que les autres, le principe de l'Humain. C'est pour dire, avec Diderot, que les sciences peuvent être aussi l'apanage de ceux qui ne voient pas et n'entendent pas.






En tant que Directeur du Festival, vous êtes plus encore amené à fréquenter régulièrement ces personnes que la vie n'a pas épargnées. Au fil de vos échanges avec elles, que retenez-vous d'essentiel d'elles?






J'ai travaillé pendant plus de trois ans comme Coordonnateur d'un Projet d'insertion et de réinsertion de personnes en situation de handicap. En plus, j'ai milité, pendant plus de dix ans, dans les organisations de personnes en situation de handicap. J'ai été membre de l'Association des étudiants handicapés de l'Université Cheikh Anta Diop en 1996-1997. J'ai appris, en étant avec les personnes en situation de handicap, à donner plus de sens à la différence et au particulier; j'ai bien compris, en étant dans ce milieu, l'Oracle de Delphes, selon qui le corps est notre tombeau. Souvent, il empêche les plus avertis d'une société d'accéder à la perfection. Par un corps particulier, avec des sens qui ne répondent pas toujours, l'on a confiné bien de gens dans les marges: j'ai appris à regarder autrement la société. J'ai fait mien cet adage de Fontenelle : "Assurons-nous bien des faits avant de nous inquiéter de la cause." Ce n'est pas parce que l'on ne ressemble pas aux autres qu'on n'est pas comme eux.






Leur participation à "Handifestival" a-t-elle été spontanée?






Oui, on peut le dire. Je pense qu'il y a une adhésion quasi-spontanée de tous, en situation de handicap ou non, à ce Festival. C'est comme l'élément qui empêchait notre génie culturel d'embrasser l'universalité. Les artistes en situation de handicap n'ont pas hésité à s'exclamer dans ce Festival, en montrant bien que le domaine culturel ne connaît pas du tout l'exclusion.






Comment les sollicitez-vous?






Nous utilisons la presse dans toutes ses dimensions. C'est l'occasion pour nous de rendre hommage aux journalistes, techniciens et animateurs, qui n'hésitent pas à se déployer, sans préjugés, pour révéler au monde le talent des personnes en situation de handicap.






A combien peut-on évaluer aujourd'hui le nombre de personnes handicapées au Sénégal?






Il est très difficile de répondre à cette question. Nos services statistiques continuent d'ignorer cet aspect dans les enquêtes et les recensements. On continue d'estimer le nombre des personnes handicapées, à tort et à travers, en faisant des calculs qui semblent absurdes, à partir des données des Nations-Unies. Cette absence de statistiques porte un réel préjudice aux personnes en situation de handicap, dans l'élaboration des politiques publiques.






Comment, selon vous, ces personnes peuvent-elles changer l'image que la société sénégalaise a d'elles, par le biais du Festival dont vous êtes le promoteur?






Les personnes en situation de handicap, en s'exprimant à travers des formes d'art reconnues et aimées, inversent le regard. Elles donnent à voir la personne d'abord. Ce n'est plus, ne serait-ce que pour un laps de temps, le sens ou le membre qui manque, qui apparaît; c'est une personne qui joue de la musique, qui peint ou qui danse, qui est mise en exergue. Par cela, nous espérons dire que l'on est comme les autres, avec des hauts et des bas. Au début, c'est l'étonnement qui, à la longue, peut emmener l'individu à reconsidérer sa vision sur la personne en situation de handicap, et à accepter de partager l'espace culturel et social avec elle.






La 3ème Edition d' "andifestival" aura lieu dans quelques semaines. Dites-nous comment se sont déroulées les deux précédentes éditions. Quels en ont été les faits marquants?






Les éditions passées se sont bien déroulées. La première a été saluée par tous; des parents en situation de handicap nous ont encouragés, l'Etat et des Ong comme Plan International, Handicap International, sans oublier la Fondation Orange Sonatel, nous ont soutenus et continuent dans cette lancée. Le public a répondu largement. Les fora ont permis à des décideurs, des défenseurs des Droits de l'Homme et à des personnes en situation de handicap de lever beaucoup d'équivoques, de repousser loin beaucoup de préjugés. C'était la première fois qu'on voyait des filles en situation de handicap organiser des défilés de mode et de mettre en valeur leur féminité, sans complexes, devant un large public, composé de toutes les couches de la société.






Pour la prochaine édition, qu'est-ce que vous avez prévu?






La prochaine édition a été repoussée en 2010, à cause de la Tabaski qui allait la précéder de trois jours. Cette fête musulmane rend la capitale déserte pendant au moins une semaine; elle ne favorise pas une grande affluence du public vers le Festival que nous souhaitons populaire. Cette 3ème Edition mettra l'accent sur les albinos. Ceux-ci sont matés dans beaucoup de pays du Continent, leur dignité est bafouée un peu partout en Afrique, une Afrique qui oublie souvent que Salif Keita est l'un de ses meilleurs fils et ambassadeurs.
Nous apporterons aussi notre contribution à l'idée de Renaissance africaine qui se développe beaucoup ces temps-ci. Nous aimerions dire à nos gouvernants et à nos compatriotes que l'Afrique doit se construire en prenant en compte, en amont et en aval, la particularité de la personne en situation de handicap. Nous souhaitons leur dire de s'inspirer de la conception universelle contenue dans l'article 2 de la Convention internationale des droits des personnes en situation de handicap, pour construire l'Afrique.
En d'autres termes, l'Afrique doit s'inscrire dans l'inclusion et recréer ses valeurs traditionnelles; l'Afrique doit se refaire dans une dynamique qui prend en compte tous ses fils, en faisant, par exemple, des édifices accessibles à tous, des écoles inclusives, car là où peut monter une personne en situation de handicap, tout le monde pourra monter, quand le non-voyant peut voir, tout le monde verra, quand le handicapé auditif entend, le champ de communication s'élargit et il y a moins de malentendus.
Nous voulons aussi rappeler à tous ceux qui cherchent le pouvoir en Afrique sans passer par les urnes qu'ils sont des producteurs de handicaps, que les guerres sporadiques qui se déroulent sur le Continent créent, plus que la poliomyélite, des personnes en situation de handicap. Combien sont-elles aujourd'hui les victimes de mines? Combien sont-ils les blessés de guerres ou d'émeutes populaires? Nous voulons aussi attirer l'attention sur la sécurité routière, en particulier, et sur la sécurité au travail, en général; les accidents de circulation ou de travail créent beaucoup d'amputés et de mutilés. En gros, nous invitons au respect de la vie humaine, à la discipline.






Réaliser des rampes d'accès aux lieux publics, de même que sous-titrer les films et développer les publications en braille, telles sont certaines de vos revendications pour les personnes en situation de handicap. Quelle est la réponse du gouvernement sénégalais face à cela?






Le gouvernement du Sénégal fait tout de même des efforts à ce niveau; la Convention internationale sur les droits des personnes handicapées, est en cours de ratification. Un projet de loi d'orientation nationale pour la promotion des personnes en situation de handicap est sur la table des parlementaires. Le Président de la République, qui est le parrain du Festival, nous soutient beaucoup. Il nous a reçus l'année passée, à la veille de la deuxième édition, il a nommé à ses côtés une personne en situation de handicap Conseiller spécial pour les questions qui les touchent.






La ratification par le Sénégal de cette Convention internationale sur les droits des personnes handicapées ne sera-t-elle pas une ratification de plus?






De fait, elle sera une ratification de plus. Mais, pour nous, un pas sera fait; la personne en situation de handicap peut revendiquer maintenant la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Cette ratification servira, de toute façon, un jour. Pour le moment, elle permet de développer, ne serait-ce qu'en théorie, l'estime de soi.






Pensez-vous qu'elle sera vraiment appliquée par l'Etat sénégalais?






Elle sera appliquée par l'Etat du Sénégal et les autres Etats africains, si les personnes en situation de handicap ne baissent pas les bras. Il faut noter, tout de même, la volonté affichée du gouvernement sénégalais de renforcer la démocratie. Le Chef de l'Etat sénégalais aussi fait beaucoup d'efforts à l'endroit des couches vulnérables, notamment les enfants, les femmes et les personnes en situation de handicap. Tout cela nous force à être optimistes.






Quelles sont les dispositions du projet de loi d'orientation nationale pour la promotion des personnes en situation de handicap, loi actuellement sur la table des parlementaires du Sénégal?






La loi d'orientation nationale pour la promotion des personnes en situation de handicap va permettre une application réelle de la Convention; elle prévoit la mise en place d'une Haute autorité de l'Etat en charge des personnes en situation de handicap, qui sera rattachée à la Présidence de la République. Elle consacrera une semaine annuelle dénommée ''Semaine du handicap'', ce qui permettra de créer une opinion positive autour des personnes en situation de handicap; la discrimination positive pour l'emploi et la scolarisation des personnes en situation de handicap est également prise en compte dans ce Texte, sans oublier le soutien à la scolarité, de l'Elémentaire au Supérieur. Déjà, beaucoup d'édifices publics commencent à prendre en compte la question de l'accessibilité. Nous pensons d'ailleurs que, le monument de la Renaissance africaine, qui sera inauguré en avril prochain, va intégrer cette dimension. Il serait dommage que le symbole de la Renaissance africaine mette en épochè, parce que non accessible, les Africians en situation de handicap.






En France, par exemple, il y a une loi qui oblige certaines entreprises à avoir au moins 6% de personnes handicapées au sein de leur effectif. Souhaitez-vous que l'Etat sénégalais aille dans le même sens?






Nous souhaitons que l'Etat sénégalais aille dans le même sens. A la limite, qu'il adhère à ce principe, même s'il doit le traduire autrement. Je pense que le principe qui est derrière cela, c'est l'accès à des droits et à des devoirs pour tous. Il se peut que nos entreprises ne soient pas capables d'appliquer ce taux. L'essentiel pour nous est d'arriver à un principe d'équité qui donne les mêmes chances à tous.






Comment peut-on adapter la loi française qui exige d'avoir 6% de personnes handicapées dans les entreprises, aux réalités sénégalaises et, plus généralement, à celle de l'Afrique?






La loi française, pensé-je, encourage les entreprises à employer des personnes en situation de handicap. Elle prévoit, pour les sociétés qui le font, d'amoindrir les taxes et les charges fiscales. Cela est bien possible chez nous. Mais, il faudra en faire toute l 'évaluation. Cette loi n'est pas totalement respectée en France. Il se peut qu'elle mérite une révision. C'est pourquoi, je soutiens qu'il nous faut nous inspirer du modèle, adhérer au principe et voir dans quelle mesure nous pouvons l'appliquer chez nous, dans le contexte particulier de pays en développement, où nous vivons.






La loi seule peut-elle suffire pour réduire la marginalisation dont souffrent ces personnes?






Bien sûr que la loi ne suffit pas. Cela est d'autant plus vrai que la question du handicap est une question sociale; c'est une affaire de mentalité et de perceptions culturelles. Il faut aussi mener le combat de la sensibilisation et de la rééducation mentale, surtout du côté des décideurs et des intellectuels. Parfois, les tabous sont plus difficiles à éliminer que ceux-là qui incarnent le meilleur aspect dans nos sociétés.






''Handifestival'' se veut une manifestation d'envergure internationale. Mais, depuis sa création, est-ce que des personnes originaires d'autres pays y ont participé?






Nous avons reçu des Maliens, des Congolais, des Mauritaniens, des Togolais et des Gambiens. Nous espérons recevoir, à la prochaine édition, Master X du Bénin, des Canadiens et des Haïtiens, sans oublier la belle kinoise, les Nigériens et les Marocains; nous recevons beaucoup de demandes de participation. Mais, nous n'avons pas toujours les moyens de les satisfaire.






Donnez-nous plus d'informations sur la belle kinoise, qui fait partie des participants étrangers du Festival ...






En réalité, nous connaissons, à travers la presse, cette formation musicale de la République démocratique du Congo, née en période de crise et composée de personnes en situation de handicap. Nous sommes en train de prendre contact avec eux, parce que nous évoluons sur le même terrain et défendons les mêmes principes, pour une dignité totale de la personne humaine, quelle que soit sa singularité. Mais, le problème, c'est le manque de moyens pour les faire venir au Sénégal; le transport déjà coûte cher, de Kinshasa à Dakar. C'est l'occasion pour nous de lancer un appel à d'éventuels sponsors et mécènes, afin que nous soyons appuyés à ce niveau.






Que vous disent ces personnes venues de l'étranger, par rapport à leur vécu quotidien, en tant qu'handicapés, dans leurs pays respectifs?






Le vécu quotidien des personnes en situation de handicap semble le même, partout en Afrique. Il est vrai que l'Afrique francophone, excepté le Maghreb, est laissée, peu ou prou, en rade, quant à la problématique de prise en charge des personnes en situation de handicap; il y a plus d'avancées dans des pays comme l'Afrique du Sud, l'Angola, la Namibie, etc.
Des artistes en situation de handicap provenant du Mali, du Togo et de la Mauritanie, ont déjà fait leur ce Festival. Il paraît en être de même pour tous les artistes des pays comme le Niger, le Burkina, la Côte d'Ivoire et le Bénin, qui font des pieds et des mains, pour participer à ce Festival. Ainsi sollicitons-nous plus d'attention auprès des organismes comme la Cedeao (Ndlr: Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'ouest), l'Uemoa (Ndlr: Union économique et monétaire ouest-africiane) et l'Oif (Ndlr: Organisation internationale de la francophonie). L'intégration africaine doit aussi passer par là; elle ne peut être réelle, en omettant les fils du Continent, qui vivent avec un handicap.






Comptez-vous exporter la vision d' ''Handifestival'' vers d'autres pays africains?






En fait, le Festival est africain. Nous n'écartons pas de l'ériger, un jour, dans un autre pays africain, si les opportunités s'en présentent. Nous revendiquons l'inclusion, ce qui veut dire ''ouverture totale''. Pour le moment, nous travaillons à faire de Dakar un lieu d'expression réelle des personnes en situation de handicap de tout horizon.






Vous avez été, en 2008, l'un des coups de coeur du Jury du Concours Harubuntu des porteurs d'espoir en Afrique. Qu'est-ce qui vous a incité à y participer?






Quand nous avons, pour la première fois, entendu le communiqué d'Harubuntu sur les ondes de Rfi (Ndlr: Radio France internationale), nous nous sommes dit que c'était une occasion de tenter notre chance, pour le 1er Prix, tout en évaluant ce que nous faisions.






Qu'a apporté cette distinction à ''Handifestival''?






Ce trophée nous a permis de nous reconsidérer et de nous dire que, si, parmi 700 projets, nous sommes lauréats, c'est que la personne en situation de handicap a de la valeur, elle a sa place dans le développement de l'Afrique. Ce Prix a dissipé toute forme de doute, quant à la pertinence de notre action. Il nous confirme dans l'idée selon laquelle nous pouvons nous mettre en compétition avec n'importe qui, et espérer faire partie des lauréats. Ce Prix nous a permis de nous renforcer. Notre Président, ainsi que toute la population, a été ravi de cela.






Pour conclure notre entretien, que peut-on souhaiter pour le Festival dont vous êtes le Directeur?






Nous souhaitons qu' ''Handifestival'' nous survive; nous souhaitons qu'il soit, pour les personnes en situation de handicap, ce que le Fespaco (Ndlr: Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou) est pour le cinéma africain, ce que Cannes est pour les acteurs et les réalisateurs du monde entier. Nous souhaitons qu' ''Handifestival'' soit le lieu de l'unité africaine, dans la dynamique d'une unité plurielle et inclusive.






Propos recueillis par Bernado Houènoussi








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